Cet article fut réalisé avec le soutien de l’auteure et philosophe Benjamine Weill qui a synthétisé, mis en forme et problematisé le ressenti de la rédaction et sa communauté à la vision du dernier « Ouvrez les Guillemets » par Usul, dédié au rap et tourné à Lyon.
Le 4 juin dernier, paraissait sur la chaîne youtube de Médiapart une vidéo réalisée par Usul, dans le cadre de sa série Ouvrez les guillemets intitulée : Qui prétend faire du rap sans prendre position ? Reprenant ainsi la phase désormais célèbre du rappeur Calbo dans Boxe avec les mots de 1998, alors qu’il formait avec Lino le groupe Arsenik, le titre laisse penser qu’il s’agira d’une enquête sur le positionnement des rappeurs.
Or, très vite, dès l’introduction de la vidéo, le propos est un peu à côté. Les réalisateurs de la vidéo s’essayent au rap de manière assez caricaturale, induisant ainsi qu’il s’agirait d’un genre facile et à la portée de chacun (pas besoin d’avoir du flow et une plume acérée, juste de savoir faire des jeux de mots aisés et galvaudés) et interrogent si « le rap part vraiment en couilles » surfant sur la phase de Gynéco de 1996 : « si le rap part en couilles, je lui prête mes boules ». Déjà, le malaise s’immisce. L’association entre Arsenik et Gynéco sur ces deux points est déjà en soi malheureuse. Bien que l’un et l’autre fassent partie à la fin des années 90 du Secteur A (et le concert mythique du 22 mai 1998, reformé pour l’occasion le 22 mai dernier), ils n’en demeurent pas moins très différents dans leur positionnement justement. Alors que le positionnement de Gynéco est clairement et de manière affichée d’intégrer le corpus de la variété française, celui d’Arsenik consiste à faire valoir une prise de parole pour ceux qui en sont exclus. Autrement dit, déjà leurs démarches sont bien différentes et se retrouvent ici mélangées par un heureux hasard qui vient soutenir le propos des intervenants : c’était mieux avant, à l’époque bénie du rap dit « conscient ».
Sauf que précisément, le rap conscient, mystifié par les « puristes » qui, pour la plupart étaient à peine nés dans les années 90 ou suçaient encore leur pouce en s’endormant dans les bras de leurs mères, n’était pas la seule voie possible à cette époque, loin de là. Déjà, parce que le rap, lorsqu’il arrive en France est d’abord un mode d’expression, d’émancipation qui ne se vit pas comme un engagement politique, contrairement à ce que la vidéo laisse entendre. Certains étaient engagés politiquement (Assassin avec le MIB notamment), avaient en effet « conscience du monde qui les entourait », mais de là à dire qu’ils étaient politisés, c’est un pas que seuls les incultes franchissent. Et c’est là que les choses se gâtent. Les propos tenus sont non seulement faux, mais induisent la jeune génération en erreur. Cette « époque bénie du rap conscient » n’est qu’une illusion pour ceux qui veulent définir le rap comme une prise de position purement politique et refusent de voir qu’il s’agit d’une culture, d’un mouvement à part entière qui ne se résume pas au rap, ni aux textes dits « engagés ».
Dès le départ, plusieurs choses interrogent et déjà les intervenants. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Quelle est leur légitimité à intervenir sur cette question ? Autant les réalisateurs semblent admettre ne rien n’y connaître et chercher à confronter leur point de vue à des « activistes », autant les intervenants se présentent comme des « experts » qui nous obligent sincèrement à ouvrir les guillemets pour le coup. Alors que
la scène lyonnaise est prolixe depuis trois décennies, l’ensemble des personnes interrogées, au demeurant activistes et passionnées, sont inconnues au bataillon (même lyonnais).
Pourquoi ne pas avoir fait appel à des représentants identifiables de Lyon comme l’Animalerie qui rayonne sur le plan national, dont un des membres, Lucio Bukowski, est non seulement un artiste reconnu, mais aussi très politisé (et dont le dernier album Chansons avec Mani Deiz venait de sortir)? Rien non plus sur DJ Duke (Dj historique d’Assassin et compère d’Al sur les Lions vivent dans la brousse, mixé par Cut Killer sur Opération Freestyle en 1998), ni sur Jean-Marc Mougeot qui a initié L’Original Festival et dirige aujourd’hui La Place (centre culturel hip-hop à Paris), ni sur Eric Bellamy ancien manager et producteur de IPM témoin et activiste de la scène rap lyonnaise depuis plus de 20 ans et leader des tournée hip-hop en France avec Yuma Prod et Strong Live Agency.
Rien non plus sur Cassus Belli, Liqid et les anciens membres des Gourmets, voire King Doudou, (le producteur lyonnais derrière Dans ta rue de PNL). Bref, le choix des intervenants est déjà en soi une question de positionnement justement : personne n’ayant connu cette fameuse époque, aucun n’ayant connu l’émergence du mouvement et ses enjeux, pas un intervenant capable d’évoquer la réalité de l’évolution du mouvement.
Cela se ressent et transparaît à plusieurs niveaux. Déjà, l’inculture du mouvement lui-même. Dès la première question sur le « rap conscient », les exemples cités sont anachroniques. L’intervenant évoque Keny Arkana qui « apparaît à l’époque », alors qu’elle fait sa première apparition en 1999 (Face cachée de Mars) avec Chiraz sur la compilation du même nom et sortira son premier EP en 2003 (volume 1) et son premier album en 2006 (Entre ciment et Belle étoile). Bref, Keny Arkana n’appartient pas à cette période bénie du rap conscient des années 90, mais à la génération suivante. De même pour Medine, cité juste après qu’on entendra pour la première fois en 1998 sur Ness et Cité avec Proof, Kenny D.O.G, Razzia, Global & Sals’a (sur l’album Par Tous les Moyens) (en tant que Global) et ne sortira son premier album qu’en 2004 (11 septembre, récit du 11ème jour). Pour rappel, l’un et l’autre n’ont que 8 et 9 ans en 1990 … Vient ensuite la référence à Kery James qui « est déjà là ». Pas faux, il est dans le coin à l’époque, avec son groupe Idéal J dont le titre Hardcore (1998) donne le ton d’un rap street, énervé avec des propos engagés, mais que les protagonistes ne reprennent plus aujourd’hui de manière identique. En filigrane, c’est surtout à Lettre à la République qu’il est fait référence, titre qui ne sortira qu’en 2008, après une période pieuse et plus silencieuse de l’artiste qui prendra le temps de revenir sur certains de ses propos tenus alors.
Plusieurs mises au point paraissent à effectuer. Non seulement, le rap n’a jamais été d’un bloc, ni hier, ni aujourd’hui, mais aussi, il ne se résume pas aux mythes fondateurs qui, par définition ont vocation à maintenir un état de grâce supposé et à limiter les possibilités de développement et d’évolution. Le rap français connait son émergence au début des années 90 comme un mode d’expression de la réalité, permettant de détourner les codes, de faire du beau avec peu, de transformer le réel en agissant dessus. Il ne s’agit pas d’une forme de poésie moderne, mais d’une subversion de la poésie pour en faire une musique à part entière. L’enjeu n’est pas que le jeu avec les mots, mais la manière dont ceux-ci se fondent sur le beat, le flow et l’articulation de ces trois éléments : le beat, le flow, le mot. C’est précisément en ceci que le slam se différencie du rap.
C’est du rap privé de sa dimension rythmique et musicale qui nous est présenté, les mots deviennent alors le seul instrument, ce qui n’est pas le cas du rap. D’où l’importance des prods, des beatmakers, des DJs… Bref, de tous ces intervenants nécessaires qui n’apparaissent nullement dans la vidéo.
Ensuite, le rap n’a jamais été uniquement politique comme le laissent entendre les intervenants. Loin de là. Encore, la référence à Gynéco est intéressante. Initialement avec le groupe Minister Amer qui fonde le rap street (et ce bien avant Booba qui s’en est inspiré, mais ne l’a pas fondé), Gynéco n’a jamais revendiqué quoi que ce soit de politique dans ses textes et dans sa musique. Est-ce à dire que le rap part en couilles ? Oui, quand on lui fait dire n’importe quoi et qu’on cherche à le travestir en renforçant les clichés. Gynéco, comme Booba, ont participé à l’industrialisation et à la commercialisation du genre, mais ils ne sont pas les seuls d’une part (c’est aussi Joey Starr quand il accepte en 1998, la proposition de Skyrock d’assurer une émission tous les jeudis soirs qui va introduire le rap dans les radios dites mainstream et amener cette station à se dire « première sur le rap »), mais aussi et surtout cette industrialisation du genre ne peut pas s’entendre de manière binaire comme c’est le cas ici : rap mainstream vs rap conscient. Déjà parce qu’il existe plusieurs contre-exemples.
Qui ne pense pas à Oxmo Puccino qui bien qu’il ait eu des propos forts et engagés comme dans l’Enfant Seul, participe aussi à des actions plus mainstream. Encore, quand Mokobé (qui fait de la musique non engagée) vient soutenir l’ensemble des causes et injustices, c’est grâce aux fonds récoltés par l’industrie musicale qu’il a créée. Idem quand Booba soutient la production musicale haïtienne… l’engagement n’est pas que dans les propos, il peut aussi être dans les actes. Par ailleurs, le mainstream n’est pas que vide de sens et d’engagement, à condition qu’on s’y attarde un peu. Le rap, et plus généralement, le hip-hop ne sont pas des enjeux de réflexions binaires mais se nichent au cœur de la complexité humaine. Nous ne sommes pas que des opinions politiques, nous sommes faits d’ambivalence, de paradoxe et personne n’est bon ou mauvais, mais se dévoile par petites touches à travers ce qu’il donne à voir, ses actes, et pas que sa création artistique. Le rap est un art à part entière.
Un art qui s’inscrit dans la culture hip-hop et ainsi se développe, évolue, bouge. En tant qu’art, il est composé de genres et de sous genres, il comprend plusieurs prises de position possibles (celles du kamasutra disait
Youssoupha dans
Grand Pari) et non une seule.
Les membres de ce mouvement n’ont pas tous la même vision du monde et le
rap game est une vaste arène où chacun peut ‘exprimer son point de vue démocratiquement sans pour autant qu’un point de vue domine sur les autres.
C’est un espace démocratique qui permet à chacun de dire, de s’affirmer, mais à une seule condition : être bon.
Voici le point le plus occulté de la vidéo. Le rap est un art qui suppose donc un certain talent, une originalité, une manière de sortir du lot. Ce n’est pas dans le contenu des textes que cela se joue, pas seulement en tout cas, c’est surtout des flows, des exercices de style, des beats, des jeux de mots, des cuts et des relances.
Bref, tout ce que la pure poésie ne permet pas. Il ne suffit pas de multi syllabiques pour faire le rap, ni même de rapper en alexandrin, encore faut il avoir du groove, savoir bouger au rythme de la musique, connaître les racines du mouvement pour mieux en saisir les développements. Bref, impossible de résumer le rap à une vision sectaire qui en fait un amusement pour jeunes en mal d’idéologies de classe…. Faire du rap n’implique pas d’embrasser les grandes causes de ce monde, souvent, c’est les petits actes anodins qui racontent le plus. Les textes les plus politiques ne sont pas forcément ceux que l’on croit… et derrière les punchs de
Booba, c’est aussi son combat contre le racisme qui pointe, comme derrière la violence de
Damso se nichent son romantisme et ses difficultés à faire avec son sexe… ou encore
Dosseh conscient que seuls les actes restent…
Rédaction : Benjamine Weill
(Consultante / formatrice du travail social, écrivaine spécialisée sur les questions hip-hop)
Edition : Alpha Diallo
(Executeur de Hong-Kong, homme uniquement compris par les disquaires japonais)
Written by LGTDZ
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